Eva Thiebaud
Comme chaque année, Lucas (le prénom a été modifié) et ses potes iront danser aux Nuits Sonores, festival électro lyonnais de référence qui se tient jusqu’au 13 mai et devrait accueillir 140 000 personnes. Ils s’y rendront le samedi après‐midi et ont prévu pour l’occasion des « tazs » – le diminutif d’ecstasy. Rencontré quelques jours avant le début du festival, à la terrasse d’un bar du 7e arrondissement de Lyon, ce développeur informatique de Villeurbanne, 25 ans, dit consommer diverses drogues, « une à deux fois par mois, chez des copains ou en soirée électro ». « Ces produits se marient bien avec la musique, me permettent de passer de bons moments entre amis et de tenir plus longtemps », assume‐t‐il.
Associer musique électronique et drogues relève du cliché ? Sûrement. Mais aussi d’une certaine réalité. « L’an dernier, plusieurs pharmacies nous ont précisé avoir vendu, au moment des Nuits Sonores, plus de sirop codéïné et de seringues », confie Nina Tissot, coordinatrice de Trend Auvergne‐Rhône‐Alpes, une structure soutenue par l’Agence régionale de santé qui documente les tendances récentes en matière de consommation de drogues illicites et de médicaments détournés. Son dernier rapport, publié en 2017, souligne qu’à l’instar du boulevard électro de la fête de la musique, les Nuits Sonores sont « le théâtre d’usages de drogues importants ». Dans le détail, « ecstasy et LSD y sont très présents, et le caractère transgénérationnel et socialement hétérogène du public induit une présence importante de cocaïne, plus souvent consommée ici par des personnes ayant un revenu salarié ».
Edition 2018 des Nuits Sonores, la 16e de l’événément. Photo : NB/Mediacités.
C’est le cas d’Anthony (le prénom a été modifié), 35 ans, directeur de travaux, père d’une petite fille de trois ans et consommateur occasionnel – « une ou deux fois par an ». « Des copains viennent dormir à la maison pour les Nuits Sonores, raconte‐t‐il. Ils auront de la MD [la MDMA, le principe actif de l’ecstasy] et j’ai prévu d’acheter de la coke. » « Moi, je ne prends rien, mais dans ces moments, j’ai l’impression d’être quasi la seule ! », souligne Estelle (le prénom a été modifié), sa compagne, qui se rendra elle aussi au festival.
Deux semaines avant le festival, Arty Farty change son fusil d’épaule
Interrogé sur le phénomène, Damien Béguet, président de l’association organisatrice Arty Farty commence par une évidence : les drogues sont interdites aux Nuits Sonores. « Nous embauchons plus d’agents de sécurité que les obligations légales, ajoute‐t‐il. Une fouille minutieuse est mise place. Si des dealers ou consommateurs sont repérés, ils sont isolés et on appelle la police ». Voilà pour le volet répression. Quid de la prévention ? « Depuis trois ans, nous travaillons avec Avenir Santé », répond Alexandre Didier, chargé de la médiation publique et de la billetterie pour Arty Farty. Active dans le milieu festif étudiant, cette association est spécialisée dans la prévention des accidents de la route, des risques sexuels et auditifs, de l’addiction à l’alcool, au cannabis et au tabac. Et pour le reste ? Rien… Selon Pierre François, un des coordinateurs d’Avenir Santé, Arty Farty n’a jamais demandé à l’association d’intervenir sur d’autres substances lors des précédentes éditions des Nuits Sonores.
Coïncidence ? Après que nous ayons, à Mediacités, débuté cette enquête et pris nos premiers rendez‐vous pour des interviews auprès des organisateurs du festival, ceux‐ci ont changé leur fusil d’épaule – soit deux semaines seulement avant le début du festival. « Peu de temps avant le début de l’édition 2018, confirme Pierre François, Arty Farty nous a finalement demandé de proposer aussi de l’information sur les drogues. » Ce ne sera néanmoins pas le cas. Suite au retrait de son partenaire, Avenir Santé ne sera pas présent pendant les nuits du festival. Arty Farty – toujours à la dernière minute – s’est alors tournée vers Keep Smiling, association de réduction des risques, avant, pour finir, de confier la mission au Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud) Pause Diabolo. « Notre positionnement est en constante évolution », lâchent les organisateurs pour justifier leur revirement.
« Se dire qu’il n’y aura pas de drogue, c’est se voiler la face »
Prévention ? Réduction des risques ? A ce stade, un minimum de pédagogie s’impose. La prévention traditionnelle tente de dissuader la consommation de drogues. La réduction des risques – ou « RdR », pour les professionnels et bénévoles qui la pratiquent – entend limiter au maximum les risques liés à la consommation à défaut d’espérer imposer l’abstinence. A Lyon, dans le milieu électro, l’association phare en la matière s’appelle Keep Smiling. Formés, ses bénévoles distribuent des brochures d’information mais aussi du matériel comme des « roule ta paille », des feuilles propres pour sniffer. Objectif : éviter la propagation de maladies. L’action est financée par les pouvoirs publics. « Nous soutenons Keep Smiling », confirme à Mediacités la préfecture du Rhône. Également spécialiste de la RdR en milieu festif, le Caarud RuptureS est quant à lui financé par l’assurance maladie.
A Lyon, les trois structures – Avenir Santé, Keep Smiling et le Caarud RuptureS – travaillent ensemble sur le festival Reperkusound. Pour cet autre rendez‐vous des amateurs d’électro, l’association organisatrice Mediatone a adopté une position radicalement différente de celle d’Arty Farty. « Nous organisons un filtrage assez poussé pour éviter la drogue. Mais se dire qu’il n’y en aura pas, c’est se voiler la face », explique Jérôme Laupies, le fondateur et coordinateur de Mediatone. Le temps de ce festival, les trois associations citées, complémentaires, disposent d’un stand commun. « Avenir Santé travaille plutôt sur l’alcool et les risques auditifs, tandis que les bénévoles de Keep Smiling qui interviennent en milieu techno, savent réassurer en cas de bad trip. Plus pointue sur les questions de toxicomanie, RuptureS maraude à l’extérieur pour vérifier que tout se passe bien », détaille Jérôme Laupies.
S’ajoute une collaboration avec les secouristes présents. « Ces associations ont des informations sur les drogues que nous n’avons pas, fait valoir Inesline Msahel, la présidente de la section oullinoise de secourisme. Un festivalier qui se trouve mal suite à une prise de drogue peut être géré par un binôme secouriste et membre d’association. » Pour quel résultat ? « Nous n’avons plus eu d’évacuation Samu liée à la prise de drogues depuis que nous avons mis en place ce dispositif », assure Jérôme Laupies, de Mediatone.
« Sensibiliser sans montrer que la drogue fait partie du paysage »
Même public, autre réponse du côté des Nuits Sonores. Marie (le prénom a été modifié) comptait parmi les amies du jeune homme qui s’est noyé, en 2015, au sortir d’une des soirées du festival d’Arty Farty. Cette éducatrice d’une trentaine d’années témoigne aujourd’hui avec une sourde colère. « Même si je n’en connais pas bien les raisons, j’ai été choquée en apprenant que malgré sa mort, il n’y aurait pas l’année suivante de dispositif de réduction des risques sur le festival », lâche‐t‐elle. Avant 2009, Keep Smiling intervenait pendant les Nuits Sonores, mais n’a plus été sollicitée par les organisateurs, jusqu’à cette année donc. Même topo du côté du Caarud RuptureS. « Depuis au moins cinq ans, nous proposons chaque année à Arty Farty d’intervenir gratuitement, raconte Thomas Petit, éducateur spécialisé dans la structure. Selon les années, soit nous n’avons pas de réponse, soit on nous dit que le festival n’a pas besoin de nous. »
« C’est un vrai sujet », répond Damien Béguet d’Arty Farty. D’après lui, en interne, le débat n’est pas complètement arrêté… quinze ans après la première édition des Nuits Sonores. « Nous souhaitons sensibiliser sans montrer en aucune façon que la drogue fait partie du paysage », argumente‐t‐il. Une position délicate qui tient au mieux de l’équilibriste, au pire de l’autruche. Elle explique pourquoi Keep Smiling ou RuptureS ne seront pas présentes, cette année encore, sur le festival. L’une comme l’autre ne veulent pas intervenir sans proposer de kits sniff. « La RdR, ce n’est pas à la carte, surtout en présence d’usagers avec des besoins », justifie‐t‐on du côté du Caarud RuptureS. « Ces kits peuvent être assimilés à une forme d’incitation à la consommation », défend quant à lui Damien Béguet. Arty Farty s’est donc rabattu sur le Caarud Pause Diabolo. Problème : cette structure ne travaille pas en milieu festif. Elle ne fournira donc que quelques flyers, sans présence physique sur le festival.
La sucrière, sur le toit de laquelle se trouve le Sucre. Photo : NB/Mediacités.
Au Sucre, la boîte‐lieu culturel qu’elle exploite au sommet de la sucrière, via sa filiale Culture Next, Arty Farty tient la même ligne, entre répression et prévention traditionnelle. « Je suis contre les « roule ta paille » et le testing, car on cautionnerait une consommation qui ne devrait pas exister », confirme Cédric Dujardin, le directeur de l’établissement. Cette politique n’a pas été remise en cause malgré plusieurs drames liés à la consommation de drogues. Mediacités a rencontré Thibault Couturier. En mai 2015, juste avant les Nuits Sonores, après avoir mélangé cocaïne, MDMA et alcool, ce jeune homme de 26 ans chute de douze mètres depuis une des poutres qui relient les escaliers extérieurs de la boîte. Expulsé en raison de son état, il essayait de pénétrer à nouveau dans le lieu.
« Je me suis fait arroser par des vigiles, alors que j’étais à douze mètres de haut. Je sais que j’ai consommé des drogues et que j’ai ma part de responsabilité. Mais je pense que le Sucre en a une aussi et je veux qu’il l’assume », affirme celui qui est aujourd’hui tétraplégique. Thibault Couturier poursuit l’établissement en justice pour blessure involontaire avec incapacité supérieure à trois mois. Il a fait appel d’un non‐lieu prononcé en décembre dernier. « C’est un drame, mais aucune charge n’a été retenue jusqu’à présent contre nous », défend Cédric Dujardin. Le Sucre a aussi été le théâtre de quatre overdoses au GHB, en novembre 2016. Cette fois‐ci, c’est le Sucre qui a menacé de porter plainte pour « mise en péril de notre activité culturelle », selon le directeur. « On ne l’a finalement pas fait, le lieu n’ayant pas été fermé [suite à des overdoses, des fermetures administratives de boîtes de nuit sont parfois prononcées] », conclut‐il.
« Filet de sécurité »
Fournir du matériel pour réduire des risques, est‐ce encourager à consommer des drogues ? « Non, tranche‐t‐on du côté de la préfecture du Rhône, interrogée par Mediacités. Nous soutenons ces structures depuis longtemps et continuons – notamment dans le cadre de politiques nationales de santé publique ». « C’est un vrai filet de sécurité », considère Elodie Berne, assistante sociale en addictologie au centre hospitalier Saint‐Jean‐de‐Dieu, à Lyon, qui reçoit parfois de jeunes fêtards en entretien. « Nous faisons face régulièrement à des freins idéologiques sur une supposée incitation, soupire le sociologue Vincent Benso, également membre de Techno+, une autre association de RdR en milieu électro. Pourtant, notre action est simple : consommer des drogues fait courir un risque. Ce risque est plus grand quand on ne dispose pas d’information, qu’on échange du matériel ou que le produit est coupé. Nous essayons juste de réduire ces risques. »
Une approche que n’approuve pas Arty Farty pour son grand festival. « Le travail des associations est très important et nous sommes conscients de l’intérêt d’avoir du matériel propre pour un usager de drogues, concède Damien Béguet, le président. Mais les kits sniffs ne doivent pas être distribué à l’intérieur du festival et associé à un objet culturel comme le nôtre. Cela pourrait banaliser ce qui ne doit pas être banalisé. » « Les drogues ne doivent pas être associées avec la musique et la culture techno. On ne doit jamais le laisser sous‐entendre », martèle‐t‐il.
« Assujettissement de l’événement culturel à l’image et à l’économie »
« Ce positionnement pose la question générale de l’assujettissement de l’événement culturel à l’image et à l’économie, analyse Jean‐Pierre Bouchard, adjoint chargé du secteur musical à la mairie du 1er arrondissement. Les Nuits Sonores ont permis de revaloriser et de légitimer la culture électro. Mais cette légitimation s’est accompagnée d’un déni de sa composante drogue. » Un festival propret, ouvert aux familles, avec distribution de bouchons d’oreilles ? « Effectivement, j’ai bien remarqué qu’il n’y avait pas grand‐chose en termes de réduction des risques par rapport aux autres événements, relève Lucas, qui prendra quelques ecstasys samedi prochain. Je trouve cela dommage… »
« La RdR fait intégralement partie du mouvement électro, commente un membre d’une association qui préfère garder l’anonymat. Si les organisateurs des Nuits Sonores venaient de ce milieu et s’ils connaissaient leur public, ils auraient forcément dû la prendre en compte. » Les acteurs de la nuit y sont, en général, favorables. « La réduction des risques est intégrée pour la majorité de nos membres », confirme Frantz Steinbach, porte‐parole du collectif Action Nuit, qui fédère les organisations du secteur – dont Arty Farty.
Quand les associations s’organisent entre elles
Suite à plusieurs overdoses au GHB survenues dans des clubs parisiens et ayant engendré des fermetures administratives, son collectif a adressé, mi‐mars, un courrier au ministre de l’Intérieur Gérard Collomb pour réclamer l’application de moyens légaux. « Les fermetures administratives en cas d’accident ne servent à rien », fustige Frantz Steinbach. Action Nuit plaide pour un cahier des charges précis et opposable, qui pourrait inclure prévention et réduction des risques.
En attendant, les associations lyonnaises déplorent de ne pas pouvoir intervenir dans un festival aussi important et au public aussi varié que Nuits Sonores. « En désespoir de cause, nous nous organisons entre nous », confie Thomas Petit, l’éducateur spécialisé du Caarud RuptureS. En 2017, Keep Smiling a ainsi formé les bénévoles d’Avenir Santé, présente sur le festival, et lui a fourni, malgré la position d’Arty Farty, de la documentation et du matériel à distribuer. Distribution également assurée à l’extérieur par les bénévoles de RuptureS, en « maraude » autour des sites. « Ça a très bien marché, il y a eu beaucoup de demandes assure Thomas Petit. Mais cette solution n’est évidemment pas satisfaisante. »
> A (RE)LIRE
Retrouvez le premier volet de notre enquête sur les Nuits Sonores, publié mercredi 2 mai 2018 : « Les bonnes affaires en sourdine des Nuits Sonores »